Bien plus qu’un siècle de lumières jaillissantes ayant sorti définitivement l’Occident des ténèbres du moyen âge, 18e siècle européen était à l’origine de ruptures suffisamment fortes et profondes pour générer un nouveau mode de penser et de vie, un nouveau projet civilisationnel la «Modernité».En reposant sur les valeurs de la liberté individuelle, du progrès, de la représentativité et de l’universalité de l’Occident, et leurs corollaires l’ego, la laïcité, la science, le travail, la démocratie et l’hégémonie, ce projet s’est donc inscrit en opposition par rapport aux archaïsmes multidimensionnels du passé, qui ont muselé, sclérosé l’Europe plusieurs siècles durant.Une fois les fondements du nouveau projet connus et mis en place, son fonctionnement pendant deux cents ans a relevé de la mécanique. Une fixation hallucinante sur la satisfaction de besoins matériels grandissants, une individualisation du rapport à Dieu, quand il existe, une installation d’institutions élues pour l’exercice du pouvoir, un développement sans précédent du savoir et son asservissement au pouvoir, une course effrénée et sans état d’âme vers la création et l’accumulation des richesses et une expansion outre frontières, scellant la soumission et la dépendance des nations colonisées à travers les quatre coins du monde.. Triple défi structurelMais le modèle occidental, vécu par les Occidentaux jusqu’aux années soixante-dix du siècle dernier, comme source de leur bien-être et leur suprématie, et «marketé» à travers le reste du monde comme solution salutaire à tous ses maux, est en panne. Il est atteint dans ses fondements mêmes, dans la cohérence de son discours.Son système économique est confronté au triple défi structurel de cherté de sa force de travail, de forte concentration de l’offre entre les mains des multinationales et de précarisation de plus en plus institutionnalisée de l’emploi. Le marché y est érigé en Dieu, la compétitivité en religion et le marketing en préceptes. Il en ressort des secteurs artificiellement compétitifs à coup de soutiens et de subventions très coûteux, une délocalisation massive des entreprises, une guerre commerciale exclusivement supportée par la main-d’œuvre et la production, une croissance faible et un endettement public disproportionné et chronique. Son système social fait face au vieillissement des populations, à un chômage endémique ou déguisé, au coût prohibitif de sa cohésion sociale, à l’exclusion, à la drogue, à l’alcoolisme, à la violence sociale et à la peur. Il évolue également vers l’éclatement graduel mais soutenu de la cellule familiale, le foisonnement des asiles, la chosification outrancière de la femme, de l’homme et la dépersonnalisation de leurs rapports. Sur le plan culturel, ses croyances horizontales déchues ou déclinantes ont cédé la place au progressisme, au naturalisme, au racisme, à l’individualisme et au sentiment de prééminence qui l’enferme dans une logique de pensée unique et d’uniformisation culturelle obligée.Sur le plan scientifique et technologique, ses prouesses sont sans précédent dans l’histoire, pour avoir offert à l’humanité des conditions de vie meilleures, de la même façon que pour lui avoir donné des moyens inégalés de mener deux guerres mondiales particulièrement meurtrières et une guerre froide de plus de quarante ans. Elles ont également permis à quelques pays d’accéder à l’arme nucléaire qui constitue aujourd’hui la principale menace d’extermination de l’humanité tout entière. Sur le plan de son positionnement dans le monde, il est caractérisé, d’un côté, par la paranoïa, en ce sens qu’il est obnubilé par l’idée que les nations indociles lui veulent du mal et, donc, il s’ingénie à les connaître non pas pour les reconnaître mais pour les dominer, les humilier, les soumettre à sa volonté, à son modèle. . Forteresse d’abondanceIl est, d’un autre côté, schizophrène, en ce sens qu’il prône la liberté, le droit et la démocratie dans ses frontières, se vante même d’un «devoir moral» et d’une «mission civilisatrice» envers le reste du monde, mais, à l’épreuve de la scène internationale, il impose un ordre commercial international inégal, déloyal, soutient des dictatures, se comporte à la carte devant le droit et la légalité internationale, recourt au mensonge et à la manipulation pour justifier ses agissements sordides, se fige indifférent devant la misère et la privation de populations comptées en milliards, adopte une politique d’émigration qualitative avec son corollaire: les fils barbelés et un arsenal juridique infranchissables, autour de sa forteresse d’abondance et de gaspillage absurde. Ainsi, sa modernité s’exprime à l’échelle internationale par la puissance, le diktat, la menace, l’ingérence «préventive», l’hégémonie et un jeu de dupe «gagnant-perdant». Et ce, en lieu et place du codéveloppement, de la justice et de la légalité internationale. Ce qui a valu à l’humanité la prolifération de l’arme nucléaire et l’enlisement dans une 3e Guerre mondiale à visage couvert et à style non conventionnel. Le tout sur une trame de fond de haine et de volonté mutuelle de nuire. Ces dysfonctionnements, dans les différents domaines précités, sonnent le glas non pas seulement du libéralisme sans âme de l’Occident, mais du style même de penser et de vie de cet Occident, la «modernité», qui en est le référentiel.Il appartient aujourd’hui à l’Occident d’en tirer les enseignements les plus judicieux pour son devenir. Il appartient également à un nombre important de pays de mettre fin à leurs illusions et leur essoufflement derrière un modèle de «développement» qui les fascine, qu’on leur impose. Non seulement que ce modèle ne leur est financièrement et temporellement pas accessible, mais surtout qu’il s’avère être la meilleure voie qui mène du «sous-développement» à la décadence sans passer par la civilisation, dixit Einstein.Pour leur part, les historiens ne manqueront pas de relever que parmi les enseignements les plus lourds de l’histoire de l’humanité, ni «le spirituel» porté par telle ou telle autre religion, ni «le matériel» porté par la modernité occidentale, ne sont parvenus à s’universaliser. L’Homme pluriel s’en est systématiquement détaché. Un processus d’ampleur, quoique encore confus, avance actuellement, non sans hésitation et résistance, dans le sens de la construction des valeurs et de la réinvention des outils de fonctionnement de la diversité. Il peut être apprécié à travers quatre évènements majeurs: 1- la montée en puissance de l’Asie qui répond à un référentiel socioculturel, de gouvernance et de développement, qui lui est propre et qui est, sans conteste, le premier producteur mondial de croissance économique soutenue et durable.2- la position du monde musulman face aux têtes de pont de l’Occident, les USA et la Grande-Bretagne, défendant de différentes manières son identité distincte, et criant son ras-le-bol devant l’injustice et les tentatives d’uniformisation des cultures, orchestrées par l’Occident. Des berceaux de l’humanité sont aujourd’hui en feu et en sang ou menacés au nom de la modernité. 3- l’avancée galopante de la mondialisation qui devrait être une véritable chance pour le monde, en ce sens qu’elle est censée abolir les frontières économiques et humaines, asseoir une concurrence loyale et favoriser les spécialisations et l’échange des différences. On en est encore loin jusqu’à présent, dans la mesure où elle est prisonnière de l’approche hégémonique et étriquée occidentale qui persiste à maintenir les mêmes rapports de force à l’échelle internationale afin de reproduire à jamais sa suprématie et sa domination. Mais, cette conception subit actuellement les foudres et pressions déterminées des sociétés civiles du monde entier sur lesquelles de grands espoirs sont fondés, afin que des préalables soient permis et que la mondialisation ait le contenu et la consistance recherchés.4- l’avancée spectaculaire des nouvelles technologies de l’information, qui sont, sans conteste, le bras opérationnel inespéré de l’universalité du savoir.Trois principaux enseignements sont à tirer de ce processus en marche vers «la diversité». D’abord, il n’existe pas un système unique de penser ou de développement. Ensuite, le développement n’est pas un état de nature qu’on décrète ou qu’on greffe, mais plutôt un état de culture qui va au-delà des outils, pour traduire un référentiel socioculturel d’une collectivité humaine. Enfin, si le processus de basculement vers la diversité est enclenché, si le mouvement est universel et non pas régional, personne ne pourra présager du temps de gestation nécessaire aux ruptures décisives. La résistance de l’Occident est farouche.

Multimodes

Pour la situation présente, les embryons de la post-modernité sont déjà là, parmi nous. Nous assistons depuis le début des années quatre-vingt du siècle dernier à la résurgence de cet éternel Homme pluriel, de «la diversité». Il s’agit d’un «multimodes» qui n’est le propre d’aucune région du monde car il est le sigma de toutes les régions du monde. Ses valeurs, en construction, sont la diversité des cultures, la diversité des structures, l’universalité de la diversité, l’universalité de l’épanouissement de l’Homme et du bien-être collectif, l’universalité du savoir. Ses outils de fonctionnement, en réinvention, sont le respect de l’Homme et de ses droits fondamentaux, la liberté collective, les référents socioculturels, le travail, le partage, la performance, la solidarité intra et inter-collectivités, la reconnaissance et la tolérance, la spécialisation féconde, l’ouverture organisée des frontières, la loyauté de la concurrence et des échanges, le juste prix, les contrats de prospérité entre les gouvernants et leurs peuples, le pouvoir participatif, la suprématie de la Loi.


Et le Maroc?

Pour sa part, le Maroc, pays en train de chercher sa voie pour le droit à un avenir digne et prospère pour tous les Marocains, devra mettre fin à une fixation qui dure depuis plus de quarante ans maintenant, consistant à vouloir absolument reproduire, mécaniquement, un modèle occidental en avance en terme de siècles par rapport à son niveau de développement, inadapté à son terroir socioculturel, démesurément coûteux et qui plus est lui-même piégé par les nombreux revers structurels d’une modernité en fin de règne. L’élite marocaine de tous bords, censée être l’incubateur naturel de visions et de projets de prospérité pour cultiver et écrire l’avenir, devrait se détacher des paradigmes sclérosants qui ont prévalu jusqu’à présent, des réflexes de la pensée unique et de recettes et modèles de développement clé en main, largement médiatisés mais totalement inefficaces chez nous. Notre pays devra se réconcilier avec son identité et ses valeurs, se libérer de ses complexes et de ses doutes, et réfléchir tout à fait autrement ses atouts, ses moyens, ses contraintes et ses priorités, afin de redonner vie et vitalité effective à ses valeurs, de se recentrer sur les activités qu’il sait parfaitement faire et celles qu’il peut accueillir chez lui, d’intégrer les outils de transparence, de performance et de compensation du mérite, de redistribuer équitablement ses richesses, de veiller strictement à la suprématie de la loi, et de s’ouvrir activement sur la diversité universelle. La marge de manœuvre est encore très large. Il faut juste la percevoir, la saisir en réfléchissant et agissant autrement. Le tout devant aboutir à une vision expliquée, partagée, puis déclinée dans un contrat de prospérité mobilisateur, dont les véritables promoteurs et bras opérationnels devront être une volonté et un grand courage politiques, une administration efficace et facilitatrice, des opérateurs économiques véritablement professionnels et un système bancaire accompagnateur et complice.S’il est un fait que le Maroc n’a pas de pétrole, du moins pour le moment, qu’il manque de moyens financiers conséquents, qu’il reçoit de moins en moins de pluies, sa plus grande rareté aujourd’hui, face à l’ampleur de ses défis internes et externes, est bien le temps. Nos gouvernants peuvent prendre tout leur temps, mais ils doivent se dépêcher de le faire, car ils ne savent pas ce qui les attend.